Réaliser un dessin animé sur la Ligue des Justiciers impliquait pour l'équipe de Timm d'intégrer fatalement un Green Lantern. La question alors consistait à choisir entre les quatre déjà existants dans l'univers des comics DC. Kyle Rayner, en plus d'être le Green Lantern d'alors, avait l'avantage de connaître déjà une version dans le DCAU via l'épisode Les Gardiens de l'univers dans Superman TAS. Hal Jordan, lui, jouissait d'une aura prestigieuse puisqu'il correspondait à l'historique Green Lantern de l'Âge d'Argent, celui à l'origine de la Ligue des comics. Néanmoins, le choix se bloqua sur John Stewart, et ce pour deux raisons : il apporterait d'abord une dose de mélanine au derme du groupe, mais il pourrait aussi induire aux scénaristes des idées pour dynamiser les relations entre les héros. Car l'équipe artistique, soucieuse de la mécanique du groupe, se rendit compte que certaines des premières aventures comics de John Stewart le présentaient comme un homme brut, tout sauf lisse.
En revanche, ils réinventèrent ses origines en s'appuyant sur le parallèle militaire entre l'armée et le Green Lantern Corps. Influencés par les acteurs noirs Louis Gossett Jr. et Samuel L. Jackson, ils firent de John un ancien marine, jetant par contre aux oubliettes son métier d'architecte. Et côté son, Stewart se voyait affublé du même thème musical que Kyle Rayner.
Au final, le choix ne fit pas l'unanimité auprès des fans en raison de la popularité limitée du personnage des comics par rapport à celle d'autres Green Lantern sélectionnables. Les fidèles pouvaient aussi se plaindre que le nouveau visage du porteur d'anneau remît en question l'existence de Rayner dans la continuité du DCAU. C'est pourquoi les scénaristes décidèrent d'ôter tous les doutes en mettant en scène Kyle à partir de la saison 2, dans Deuil. Notons qu'avant cet épisode, seul le dossier de presse de la série stipulait que Stewart, au moment de la fondation de la Ligue, occupait son rôle de Green Lantern depuis dix ans, donc bien plus tôt que Kyle. Puis la cohérence s'affine grâce à Résistance, où l'on apprend implicitement que John a confié à Katma Tui la formation du bleu Rayner. Au passage, vu que Les Gardiens de l'univers pose vraisemblablement le postulat selon lequel l'avènement d'un Green Lantern terrien est inédit aux yeux de la population, il faut croire que John s'est tu ou du moins n'a communiqué qu'à ses proches à propos de son anneau, et qu'il se chargeait alors d'un autre secteur que le 2814.
Voila donc en quoi la coexistence des deux héros est admissible.
Contrairement à la genèse héroïque des membres de la Ligue, celle de John Stewart, c'est-à-dire la remise de l'anneau, n'est jamais évoquée. On retient cependant que Stewart suppose lui-même que son goût prononcé pour la justice provient probablement des comics super-héroïques aux accents moralisateurs qu'il a lus durant sa jeunesse. Cette corrélation entre Green Lantern et la Guilde des Justiciers n'est d'ailleurs pas sans rappeler le lien rapprochant Batman et le Fantôme Gris.
Stewart développe une haute, exigeante, pour ne pas dire militaire, conception de son rôle de super-héros. Celle-ci s'accompagne d'une forte élasticité des responsabilités par rapport au niveau de pouvoir. En conséquence, il ne se pardonne rien d'autant plus qu'il est puissant. Le policier galactique représente même l'antithèse d'un Booster Gold : il n'a cure des compliments, ne cherche qu'à aller droit au but, et envisage son devoir de la même manière que l'éternelle tâche de Sisyphe.
Sa dévotion et son respect inaltérable des règles façonnent chez lui un esprit chevaleresque. Green Lantern agit suivant différents codes à partir desquels il juge lui et les autres. Il craint d'ailleurs que les gens le déprécient en se contentant d'estimer son anneau. Enfin, fonctionnant beaucoup sur le principe hiérarchique, il adopte une fâcheuse tendance à se poster en supérieur face aux héros moins expérimentés. Néanmoins, cette intransigeance générale est à relativiser compte tenu de l'importante évolution qu'il vit au fil de la série, le rendant plus souple.
La modération de sa psychorigidité s'effectue à mesure qu'il se rapproche de ses coéquipiers. A fortiori de Flash et de Shayera qui lui apportent respectivement un sens de l'humour plus léger et une rampe d'accès vers ses sentiments les plus profonds. Cette décontraction acquise progressivement sonne comme une bouffée d'air, aussi bien pour John lui-même que pour les fans qui auraient pu se lasser d'une Ligue déjà chargée en personnages peu guillerets. Cela dit, les scénaristes se sont aussi servis de son caractère bougon pour le tourner en ressort comique en l'absence de Flash (La Menace des abysses). N'oublions pas non plus qu'enfant, John était aussi espiègle que l'est Wally West en qui il doit voir un petit frère spirituel.
On retiendra également que dans Justice League, Green Lantern se révèle le personnage le plus développé du point de vue de son passé et surtout de sa vie privée. Il y remplace plus Bruce Wayne que Clark Kent, car il compose aussi un parangon de la virilité occidentale. Mais différent : le playboy milliardaire, mondain et séducteur s'efface ainsi au profit du militaire tatoué, impavide et connaisseur en mécanique.
L'équipe de Timm a d'ailleurs dû prendre un malin plaisir à élaborer une succession d'évènements touchant de près John et entamant sa carapace de héros écorché vif, pour mieux en dévoiler les fêlures. Parmi ces dernières, une palpable, à défaut d'être verbalisée, concerne sa famille, qu'on devine en partie détruite si l'on se réfère à sa moue affichée et sa solitude lors du Noël de Joie et Sérénité. Une autre faille, beaucoup plus explicitée, trouve sa source dans la sensation pour Green Lantern de décalage depuis son retour sur Terre d'après sa longue absence intersidérale. John en éprouve même le sentiment, au moins inconscient, d'être devenu extraterrestre aux yeux des autres, à l'inverse de Superman qui se sent plus terrien que l'homme de Krypton dont il provient.
En tout cas, ce drame flou que l'on perçoit en filigrane expliquerait largement l'inclination de Stewart pour l'ordre et la discipline, comme une manière de conjurer en surface le chaos qui aurait en partie émaillé sa vie. Pas étonnant donc qu'il abhorre les voyages temporels, véritables outils d'anéantissement. Suivant la même logique, pas surprenant non plus que ses amantes aient le point commun d'être des femmes largement capables de se défendre toutes seules.
La fin de la série de surcroît l'emprisonne dans son rôle d'homme maudit en l'acculant à un choix cornélien et interminable entre Vixen - l'option de la fidélité et de la revendication du libre arbitre - et Shayera - à la fois choix du cœur et de la soumission à la destinée. Pis, Un amour de huit mille ans va jusqu'à proposer que la déveine que subit John Stewart n'est autre que la damnation issue d'un pêché commis en des temps bibliques. Dans ce maelström reliant passé et futur, qui semble recycler inlassablement la même histoire, on peut comprendre que John Stewart entende se raccrocher à la clé salvatrice du présent, incarnée par Mari. Ironiquement, Shayera, la liberté personnifiée, transmet peut-être à John un soupçon d'affranchissement qui, au grand dam de l'héroïne, le mène à se refuser à elle. Au demeurant, bien que Bruce Timm ait averti que Batman : La Relève n'est pas catégoriquement le futur du reste du DCAU, l'existence de l'épisode Épilogue de JL, qui met en scène un Terry McGinnis et consorts vieillis de quinze ans, tend à infirmer ses propos. Dès lors, la naissance de Warhawk s'annonce comme plus que probable. Néanmoins, l'exemple du sinueux processus conduisant à la conception de Terry prouve, après tout, le caractère fantasmatique et non formel d'une reformation du couple John-Shayera.
En substance, la série nous laisse avec la confrontation de deux issues possibles, qu'elle a le brio d'illustrer par le subtil truchement de deux paires de scènes connectées entre elles via au moins une analogie. La première de ces paires rapproche les discussions, cruciales de par leurs confidences, entre John au bras plâtré et Shayera, et ce après un combat ayant impliqué les deux héros et un prétendant de la Thanagarienne (La Croisée des étoiles (3) et Un amour de huit mille ans). Malgré de flagrantes ressemblances, les deux scènes établissent un contraste car la seconde inverse les rôles initiaux des deux interlocuteurs : Shayera passe donc de celle qui dévoile ses sentiments et ses décisions quant à son avenir, à celle qui interroge ; et vice-versa pour John. En ressort ainsi le sous-entendu que la page du deuil de l'aventure amoureuse avec Shayera, ouverte lors de son départ de la Ligue, est désormais tournée.
En face, la seconde paire de scènes fait s'opposer les toutes premières et dernières apparitions de Green Lantern et Hawkgirl qui viennent disposer presque en même temps de l'écran, soulignant leur nature d'aimants quand ils ne sont pas amants (L'Invasion (2) et Le Destructeur).
L'histoire ne finit décidément jamais.
Mais l'épaisseur du personnage ne s'arrête pas là, car son anneau et ce qu'il englobe détiennent une valeur symbolique multiple. En premier lieu, comme dit précédemment, il y a un lien étroit entre le degré de puissance et le degré de responsabilité. La force de l'anneau n'est donc pas source d'émancipation mais de contraintes. Alors, dans le cauchemar provoqué par le Docteur Destinée (Cauchemar (2)), la lanterne géante vers laquelle Green Lantern se dirige en vue de ne faire plus qu'un avec, en allégorie de l'aliénation auxdites contraintes, nous révèle la quasi-obsession qu'a le héros pour son rôle de justicier. Son refus final de la fusion rappelle que malgré la porosité entre ses vies privée et héroïque, Stewart, aux côtés de la Ligue, s'achemine vers toujours plus d'humanité. Aussi, plus que par respect vis-à-vis des comics, c'est peut-être à cause de l'inexistence d'une double identité tangible chez le personnage, que l'équipe créative a fini par renoncer à son masque, que l'on voit seulement dans le non-canon pilote.
En deuxième lieu, bien sûr, l'anneau renvoie à l'appartenance au Green Lantern Corps, mais chez John Stewart, cela signifie en parallèle une accession à une classe supérieure à celle de son enfance. Ainsi, dans Au cœur de la nuit, alors que le héros semble chercher à renouer avec ses origines modestes en déambulant dans son ancien quartier, il donne l'impression de camoufler ses attributs de Green Lantern, surtout via ses lunettes noires, comme quelqu'un qui éviterait d'afficher des signes extérieurs de richesse. Et lorsqu'il perd toute l'énergie de son anneau dans Le Règne de Savage, il s'ensuit une chute de statut qui le relègue au rang de simple soldat. Encore plus parlant, Le Héros déchu, dans Static Choc, montre le héros avec un look de vagabond désœuvré alors que son énergie verte est au bord de l'épuisement. Tout cela donne de la résonance à l'envie que manifeste John Stewart face à la réussite matérielle (et sentimentale) de son vieil ami Rex (Metamorpho).
Enfin, au cours de Résistance, l'énergie de l'anneau et la volonté dont dépend son contrôle deviennent le miroir de l'attirance qu'exerce John sur Katma Tui. L'épisode pousse même l'analogie sexuelle en insinuant que la perte de maîtrise du pouvoir est synonyme d'impuissance masculine. Aussi, l'érection imagée qu'on attend, en l'occurrence provoquée par Hawkgirl (sous la torture de Despero), indique vers quelle femme Stewart destine à présent ses intentions amoureuses.
Plus terre-à-terre, l'utilisation faite de l'anneau par le héros semble corroborer avec des facettes de sa personnalité. Rappelons d'abord que les scénaristes ont initialement refusé d'exploiter tout le côté fantaisiste d'un tel pouvoir, jugeant qu'il tomberait dans le ridicule. Si bien que durant la première saison, à coups de lasers et d'écrans géométriques, Green Lantern fait sienne la sobriété, à mille lieux de l'imagination déployée par le dessinateur Kyle Rayner. Une fois leur a priori invalidé, l'équipe artistique a fait machine arrière. Sans pour autant jeter de l'incohérence, car les constructions épurées des débuts correspondent à l'arrière-plan militaire de John Stewart, et le changement opéré, d'autant plus qu'il est progressif, embrasse la propre évolution du héros au fil de la deuxième saison. Son imagination se révèle alors portée notamment sur les armes moyenâgeuses, en lien avec son esprit chevaleresque, mais aussi le sport, un domaine qu'il a au moins connu via le basket-ball et qu'on retrouve dans son rôle de coach à travers, par exemple, le métaphorique match qui oppose les deux Ligues ennemies (La Ligue de l'injustice). Par ailleurs, les scénaristes ont mis encore plus de temps pour mettre en scène Green Lantern dans un épisode parcouru de magie et de mythologie ; il faut ainsi attendre Jeux d'enfants et surtout la dernière saison. Peut-être considéraient-ils que son pouvoir ferait doublon dans pareil contexte.
Au sein du groupe, l'anneau donne à Green Lantern la charge de détecter des indices, protéger et transporter ses coéquipiers, en plus, bien sûr, de forcer les lignes ennemies. Par conséquent, on peut qualifier John de tank ultra-sophistiqué de la Ligue. En outre, sa puissance est si vaste qu'entre les lignes, notamment à travers les nombreuses histoires qui le présentent comme une menace, on comprend que seul Superman le surpasse parmi les héros.
En guise de clôture d'analyse, abordons enfin la couleur de peau de John Stewart. Dans les comics, cette dernière compte dans la mesure où elle constitue une source de revendications. Que la version DCAU de Stewart ne retienne pas ce trait de personnalité n'a rien de dérangeant ; en revanche, il est quelque part regrettable que les contextes de la seconde guerre mondiale et le temps des cowboys du Far West n'affichent aucune trace de ségrégation raciale ayant eu cours à ces époques. Au final, seule une réplique fait allusion à son apparence physique, celle de The Streak (« Tu dois être un véritable exemple pour ton peuple ! ») dans un monde stéréotypé de la vision naïve et étriquée que l'Amérique s'est donnée d'elle-même jusqu'à la lutte des droits civiques. Le fait que John Stewart soit afro-américain a néanmoins surtout servi, dans le cadre scénaristique, a faire de lui un modèle pour Static.
En conclusion, pour se rendre compte de la place qu'un tel personnage a pris dans la culture pop, il est judicieux de relever que, selon le site comicvine.com, lorsque Ryan Reynolds a été choisi pour jouer Green Lantern, héros éponyme du film live de 2011, l'annonce a soulevé une vague de protestation de la part de gens qui pensaient que l'acteur devait être… noir. Un comble quand on garde en tête que le John Stewart des comics a joué le rôle de remplacement de Hal Jordan durant bon nombre d'années. Aussi, à l'aide d'un pied de nez aux bandes dessinées, Il était une fois dans le futur (2) nous offre une mise en abîme du renversement de notoriété opéré en mettant en scène Hal Jordan qui se substitue à Stewart. Le temps d'un clin d'œil.
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